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La ville surexposée - available only in French


'Paul Virilio Paul Virilio

Au commencement des années soixante, en pleine révolte des ghettos noirs, le maire de Philadelphie déclarait: "Les frontières de l'Etat passent désormais à l'intérieur des villes." Cette phrase traduisait une réalité politique pour les citoyens américains discriminés, mais surtout, elle introduisait à une dimension plus vaste puisque le "Mur de Berlin" venait d'être édifié, le 13 août 1961, au centre de l'ancienne capitale du Reich … Depuis, cette assertion n'a cessé de se vérifier: Belfast, Londonderry où certaines rues possédaient, il y a peu d'années, une bande jaune départageant le versant protestant du catholique, avant que les uns et les autres ne déménagent plus loin, laissent un no man's land grillagé séparer plus nettement encore leurs résidences. Vint ensuite Beyrouth avec ses quartiers Est et Ouest, ses frontières intestines, ses tunnels et ses boulevards minés … En fait, la phrase du responsable de la grande métropole américaine révélait un phénomène général en train d'atteindre les capitales comme les villes provinciales, phénomène d'introversion obligée où la Cité subissait les premiers effets d'une économie multinationale à l'instar des entreprises industrielles, véritable redéploiement urbain qui devait bientôt contribuer au déménagement de certaines cités ouvrières comme Liverpool ou Sheffield en Grande-Bretagne, Detroit ou Saint Louis aux Etats-Unis, Dortmund en Allemagne fédérale, et ceci au moment même où d'autres agglomérations développaient, autour d'un aéroport international gigantesque, une METROPLEX, un complexe métropolitain tel Dallas/Fort Worth. A partir des années soixante-dix, au début de la crise économique mondiale, la construction de ces aéroports allait être d'ailleurs soumise aux impératifs de la défense contre les "pirates de l'air".

Le bâtiment n'était plus réalisé à partir des contraintes techniques traditionnelles, le plan était désormais fonction des risques de "contamination terroriste" et l'aménagement des lieux conçu à partir d'une discrimination entre zone stérile (départ) et zone non-stérile (arrivée). Tous les circuits et ruptures de charges (passagers, bagages, fret … ) ainsi que les différents mouvements de transit devaient être soumis à un système de dérivation du trafic (intérieur/extérieur), la forme architecturale de l'édifice résultant moins désormais de la personnalité de l'architecte que des précautions nécessaires à la sécurité publique. Dernière porte de l'Etat, l'aéroport devenait ainsi comme le fort, le port ou la gare hier, le lieu d'une régulation essentielle des échanges et des communications et donc, celui d'une expérimentation poussée du contrôle et de la haute-surveillance pour une "police de l'air et des frontières" dont les exploits anti-terroristes allaient défrayer la chronique, avec la prise d'otage de Mogadiscio et l'engagement des gardes-frontières allemands du GSG9, à plusieurs milliers de kilomètres de leur juridiction … Dès lors, il ne s'agissait plus, comme par le passé, d'isoler par l'enfermement le contagieux ou le suspect, il s'agissait surtout de l'intercepter sur son trajet, le temps d'ausculter son vêtement, son bagage, d'où cette soudaine prolifération de caméras, de radars et de détecteurs dans les lieux de passage obligés. Signalons d'ailleurs que les prisons françaises abritant des "quartiers de haute sécurité" allaient être équipées de ces mêmes portiques magnétiques installés depuis plusieurs années dans les aérogares, l'équipement de la plus grande liberté de déplacement servant paradoxalement de modèle à celui de l'incarcération pénitentiaire. Déjà, dans nombre de zones résidentielles américaines, la police n'était plus assurée que par une télévision en circuit fermé, reliée au poste central de la ville. Dans les banques, les supermarchés comme sur les autoroutes où les péages répercutaient en miroir l'antique porte urbaine, le rite de passage n'était plus intermittent, il devenait immanent.

Dans cette perspective sans horizon où la voie d'accès à la cité n'était plus une porte, un arc de triomphe, mais un système d'audience électronique, la présence des usagers était moins celle d'habitants, de résidents privilégiés que celle d'interlocuteurs en transit permanent. Désormais, la rupture de continuité ne s'opérait plus tant dans l'espace d'un cadastre, la limite d'un parcellaire urbain, que dans la durée, une "durée" que les technologies avancées et le redéploiement industriel ne cessaient d'aménager par une série d'interruptions (fermetures d'entreprises, chômage, travail à la carte … ) et d'occultations successives ou simultanées, qui organisaient et désorganisaient le milieu urbain au point de provoquer le déclin, la dégradation irréversible des lieux, comme dans ce grand ensemble près de Lyon où le "taux de rotation" des occupants était devenu trop élevé (un an de présence sur place) contribuant à la ruine d'un habitat que chacun s'accordait pourtant à juger satisfaisant …

En fait, depuis l'enclos des origines, la notion de limite a subi des mutations qui concernent à la fois la façade et le vis-à-vis. De la palissade à l'écran, en passant par l'enceinte de pierre du rempart, la surface-limite n'a cessé d'enregistrer des transformations, perceptibles ou imperceptibles, dont la dernière est probablement celle de l'interface. Il convient donc d'aborder la question de l'accès à la Cité d'une manière nouvelle: l'agglomération métropolitaine possède-t-elle encore une façade? … A quel moment la ville nous fait-elle face? … L'expression populaire "aller en ville" qui a remplacé celle du siècle dernier "aller à la ville" traduit pour le moins une incertitude quant au face-à-face, au vis-à-vis (comme si nous n'étions plus jamais devant la ville mais toujours dedans). Si la métropole possède encore un emplacement, une position géographique, celle-ci ne se confond plus avec l'ancienne rupture ville/campagne, ni d'ailleurs avec l'opposition centre/périphérie. La localisation et l'axialité du dispositif urbain ont perdu depuis longtemps déjà leur évidence. Non seulement la banlieue a opéré la dissolution que l'on sait, mais l'opposition "intra-muros", "extra-muros", s'est elle-même dissipée avec la révolution des transports et le développement des moyens de communication et de télécommunication, d'où cette nébuleuse conurbation des franges urbaines. De fait, on assiste à un phénomène paradoxal où l'opacité des matériaux de construction se réduit à rien. C'est l'émergence des structures portantes, le "mur-rideau" pour lequel la transparence et la légèreté de certaines matières (verre, plastifications diverses … ) remplacent l'appareillage de pierres des façades, au moment même où le calque, le rodoïd et le plexiglas succèdent, dans les projets d'études, à l'opacité du support papier.

D'autre part, avec l'interface de l'écran (ordinateur, télévision, téléconférence … ) ce qui était jusqu'alors privé d'épaisseur – la surface d'inscription – accède à l'existence comme "distance", profondeur de champ d'une représentation nouvelle, d'une visibilité sans face-à-face où disparaît et s'efface l'ancien vis-à-vis des rues et des avenues … c'est ici la différence de position qui s'estompe avec ce que cela suppose, à terme, de fusion et de confusion. Privé de limites objectives, l'élément architectonique se met alors à dériver, à flotter, dans un éther électronique dépourvu de dimensions spatiales mais inscrit dans la seule temporalité d'une diffusion instantanée. Désormais, nul ne peut plus s'estimer séparé par l'obstacle physique ou par de trop longues "distances de temps", avec l'interfaçade des moniteurs et des écrans de contrôle, ailleurs commence ici et vice-versa … Cette soudaine réversion des limites et des oppositions introduit, dans l'espace commun cette fois, ce qui était jusqu'à présent de l'ordre de la microscopie: le plein n'existe plus, à sa place, une étendue sans limite se dévoile dans une fausse perspective qu'éclaire l'émission lumineuse des appareils. Dès lors, l'espace bâti participe d'une topologie électronique où l'encadrement du point de vue et la trame de l'image numérique renouvellent le parcellaire urbain. A l'ancienne occulation privé/public, à la différenciation de l'habitation et de la circulation, succède une surexposition où cesse l'écart du "proche" et du "lointain", de la même façon que disparaît dans le balayage électronique des microscopes, l'écart du "micro" et du "macro". Le représentation de la cité contemporaine n'est donc plus déterminée par le cérémonial du l'ouverture des portes, le rituel des processions, des défilés, l'enfilade des rues, des avenues, l'architecture urbaine doit désormais composer avec l'ouverture d'un "espace-temps technologique". Le protocole d'accès de la télématique succède alors à celui du portail. Au tambour des portes succède celui des "banques de données", celui des rites de passage d'une culture technique qui s'avance masquée, masquée par l'immatérialité de ses composants, de ses réseaux, voirie et réseaux divers dont les trames ne s'inscrivent plus dans l'espace d'un tissu construit, mais dans les séquences d'une imperceptible planification du temps où l'interface homme/machine succède aux façades des immeubles, aux surfaces des lotissements …

Si l'ouverture des portes de la ville close était naguère liée à l'alternance du jour et de la nuit, nous devons remarquer que depuis que l'on n'ouvre plus seulement les volets mais aussi la télévision, le jour s'est modifié: au jour solaire de l'astronomie, au jour douteux de la lueur des bougies, à la lumière électrique, s'ajoute maintenant un faux-jour électronique dont le calendrier est uniquement celui de "commutations" d'informations sans aucun rapport avec le temps réel. Au temps qui asse de la chronologie et de l'histoire succède ainsi un temps qui s'expose instantanément. Sur l'écran du terminal, la durée devient "support-surface" d'inscription, littéralement ou plutôt cinématiquement: le temps fait surface. Grâce à l'imperceptible matériau du tube cathodique, les dimensions de l'espace deviennent inséparables de leur vitesse de transmission. Unité de lieu sans unité de temps, la Cité disparaît alors dans l'hétérogénéité du régime de temporalité des technologies avancées. La forme urbaine n'est plus manifestée par une quelconque démarcation, une ligne de partage entre ici et ailleurs, elle est devenue la programmation d'un "emploi du temps". L'entrée y désigne moins un lieu de passage obligé qu'un protocole audiovisuel où l'audience et l'indice d'écoute renouvellent l'accueil du public, la réception mondaine. Dans cette perspective en trompe-l'oeil où le peuplement du temps de transport et de transmission supplante le peuplement de l'espace, l'habitation, l'inertie tend à renouveler l'ancienne sédentarité, la persistance des sites urbains. Avec le moyen de communication instantanée (satellite, TV, câble à fibres optiques, télematique … ) l'arrivée supplante le départ: tout "arrive" sans qu'il soit nécessaire de partir. De fait, si l'agglomération urbaine opposait, hier encore, une population "intra-muros" à une population hors-les-murs, aujourd'hui, la concentration métropolitaine n'oppose plus ses résidents que dans le temps: celui des longues durées historiques qui s'identifie de moins en moins au "centre-ville" mais à quelques monuments seulement, et celui d'une durée technique, sans commune mesure avec aucun calendrier d'activités, aucune mémoire collective, à l'exception de celle des ordinateurs, durée qui contribue à instaurer un présent permanent dont l'intensité sans lendemain détruit les rythmes d'une société de plus en plus agitée. "Monument"? non plus tellement le portique ouvragé, l'allée monumentale ponctuée d'édifices somptueux mais le désoeuvrement, la monumentale attente de prestations de service devant les appareils, machines de communication ou de télécommunication devant lesquelles chacun s'affaire en attendant … files d'attente aux péages des autoroutes, check-list des commandants de bord, table de nuit des consoles de la télé-informatique. Finalement, la porte c'est ce qui emporte, véhicules, vecteurs divers dont les ruptures de continuité composent moins un espace qu'une sorte de compte à rebours où l'urgence du temps de travail fait figure de centre du temps et le temps libre des vacances, du chômage, celui d'une périphérie, banlieue du temps, déblaiement des activités où chacun est exilé dans une vie privée, à tous les sens du terme.

Si malgré les voeux des architectes post-modernes, la ville est désormais privée de portes, c'est parce que l'enceinte urbaine a depuis longtemps accouché d'une infinité d'ouvertures, de ruptures de clôtures, certes moins apparentes que celles de l'Antiquité, mais tout aussi pratiques, tout aussi contraignantes et ségrégatives. L'illusion de la révolution industrielle des transports nous a abusés sur l'illimitation du progrès. L'aménagement industriel du temps a insensiblement compensé le déménagement des territoires ruraux. Si au XIXe siècle, l'attraction ville/campagne a vidé de sa substance (culturelle, sociale) l'espace agraire, à la fin du XXe, c'est l'espace urbain qui perd à son tour sa réalité géopolitique au bénéfice exclusif de systèmes de déportation instantanés dont l'intensité technologique bouleverse sans cesse les structures sociales: déportation des personnes dans le redéploiement de la production, déportation de l'attention, du face-à-face humain, du vis-à-vis urbain, à L'interface homme/machine. En fait, tout cela participe d'un autre type de concentration, concentration "post-urbaine" et transnationale dont nombre d'événements récents signalent l'avènement.

Malgré le renchérissement constant de l'énergie, les classes moyennes américaines évacuent les agglomérations de l'est du pays. Après la dégradation des centres-villes transformés en ghettos, c'est maintenant la détérioration des villes comme centres des régions.

De Washington à Chicago, de Boston à Saint Louis dans le Missouri, les grands centres urbains se dépeuplent. Au bord de la faillite, New York vient de perdre, au cours de la dernière décennie, 10% de sa population. Quant à Detroit, il a vu disparaître plus de 20% de ses habitants, Cleveland 23%, Saint Louis 27% … certains quartiers de ces cités ressemblent déjà à ces villes fantômes immortalisées par le cinéma américain.

Signes avant-coureurs d'une imminente désurbanisation "post-industrielle", cet exode devrait atteindre chacun des pays développés. Prévisible depuis une quarantaine d'années, cette dérégulation de l'aménagement de l'espace provient d'une illusion (économique, politique) sur la persistance des sites construits à l'ère de l'aménagement (automobile) du temps, à l'époque du développement des techniques (audiovisuelles) de la persistance rétinienne.

"Toute surface est une interface entre deux milieux où il règne une activité constante sous forme d'échange entre les deux substances mises en contact."
Cette nouvelle définition scientifique de la notion de surface nous montre la contamination en train de s'opérer: la "surface-limite" devient une membrane osmotique, un buvard … même si cette dernière étymologie est plus rigoureuse que les précédentes, elle n'en signale pas moins une mutation atteignant la notion de limitation. La limitation de l'espace devient commutation, la séparation radicale, passage obligé, transit d'une activité constante, activité d'échanges incessants, transfert entre deux milieux, deux substances. Ce qui était jusqu'à présent la frontière d'une matière, le "terminal" d'un matériau devient une voie d'accès dissimulée dans la plus imperceptible entité. Désormais, l'apparence des surfaces et des superficies cache une transparence secrète, une épaisseur sans épaisseur, un volume sans volume, une quantité imperceptible …

Si cette situation correspond à la réalité des faits concernant la physique de l'infiniment petit, elle atteint aussi celle de l'infiniment grand: si ce qui n'était visiblement rien devient "quelque chose", inversement la distance la plus grande n'occulte plus la perception, l'étendue géophysique la plus vaste se contracte, se concentre. Dans l'interface de l'écran, tout est déjà là, donné à voir dans l'immédiateté d'une transmission instantanée. Lorsque Ted Turner décide, par exemple, de lancer en 1980 à Atlanta, "CABLE-NEWS-NETWORK", une chaîne de télévision destinée à assurer la diffusion 24 heures sur 24 d'informations en direct, il métamorphose l'appartement de ses abonnés en une sorte de "régie" des événements mondiaux.

Grâce aux satellites, la fenêtre cathodique apporte à chacun d'eux, avec la lumière d'un autre jour, la présence des antipodes. Si l'espace c'est ce qui empêche que tout soit à la même place, ce brusque confinement ramène tout, absolument tout, à cette "place", à cet emplacement sans emplacement … l'épuisement du relief naturel et des distances de temps télescope toute localisation, toute position. Comme les événements retransmis en direct, les lieux deviennent interchangeables à volonté.

L'instantanéité de l'ubiquité aboutit à l'atopie d'une unique interface. Après les distances d'espace et de temps, la distance vitesse abolit la notion de dimension physique. La vitesse redevient soudain une grandeur primitive en deçà de toute mesure, de temps comme de lieu. Cette désertification équivaut de fait à un moment d'inertie de l'environnement. L'ancienne agglomération disparaît alors dans l'intense accélération des télécommunications pour donner naissance à un nouveau type de concentration: la concentration d'une domiciliation sans domicile où les limites de propriété, les clôtures et les cloisonnements ne sont plus tant le fait de l'obstacle physique permanent que d'une interruption d'émission ou d'une zone d'ombre électronique qui renouvelle celle de l'ensoleillement, l'ombre portée des immeubles … Une étrange topologie se dissimule ici dans l'évidence des images télévisées. Aux plans de l'architecte succèdent les plan-séquences d'un montage inapparent, là où l'aménagement de l'espace géographique s'organisait à partir de la géométrie d'un bornage (rural ou urbain), l'aménagement du temps s'opère maintenant à partir d'une imperceptible fragmentation de la durée technique, où la coupure, l'interruption momentanée remplacent l'occultation durable, la "grille des programmes" succédant aux grillages des clôtures, comme hier l'indicateur des chemins de fer avait lui-même succédé aux éphémérides. "La caméra est devenue notre meilleur inspecteur", déclarait John F. Kennedy peu avant d'être abattu dans une rue de Dallas … effectivement, elle nous permet aujourd'hui d'assister, en direct ou en différé, à certains événements politiques, à certains phénomènes optiques, phénomènes d'effraction où la Cité se laisse voir de part en part, phénomène de diffraction aussi où son image se répercute par-delà l'atmosphère, jusqu'aux confins de l'espace, et ceci, au moment où l'endoscope et le scanner donnent à voir les confins de la vie. Cette surexposition attire notre attention dans la mesure où elle définit l'image d'un monde sans antipodes, sans faces cachées, où l'opacité n'est plus qu'un "interlude" momentané. Observons cependant que l'illusion proxémique ne dure guère, là où la polis avait inauguré jadis un théâtre politique, avec l'agora, le forum, il ne reste plus aujourd'hui qu'un écran cathodique où s'agitent des ombres, les spectres d'une communauté en voie de disparition où le cinématisme propage la dernière apparence d'urbanisme, la dernière image d'un urbanisme sans urbanité où le tact et le contact laissent place à l'impact télévisuel: non pas uniquement, la "télé-conférence" qui permet de conférer à distance, avec le progrès que suppose l'absence de déplacement, mais aussi bien, la "télé-négociation" qui permet, à l'inverse, de prendre ses distances, de discuter sans rencontrer ses partenaires sociaux là où existe pourtant une proximité physique immédiate, un peu comme ces maniaques du téléphone pour lesquels le combiné favorise l'écart de langage, l'anonymat d'une agressivité télécommandée …

Où commence donc la ville sans porte? Probablement dans les esprits, dans cette anxiété passagère qui saisit ceux qui reviennent d'un long congé, devant la perspective d'un courrier non désiré, le risque d'une effraction caractérisée, le cambriolage de leur propriété. Peut-être aussi inversement, dans le désir de s'enfuir, d'échapper un moment à un environnement technique opprimant, pour se retrouver, se reprendre un peu. Mais là encore, si l'évasion dans l'espace est souvent possible, l'échappée belle dans le temps ne l'est plus guère. A moins de considérer le licenciement comme une "porte de sortie", la forme ultime des congés payés, la fuite en avant dans le temps relève d'une illusion "post-industrielle" dont le méfaits commencent à se faire sentir. Déjà, la théorie du "salaire à temps partagé" introduit à une autre dimension de la communauté en offrant à chacun une alternative où l'emploi du temps partagé pourrait bien déboucher sur un nouveau partage de l'emploi de l'espace, le règne d'une périphérie sans fin, où le homeland et la colonie de peuplement, remplaçaient la ville industrielle et sa banlieue (à ce sujet, voir le COMMUNITY DEVELOPMENT PROJECT, favorisant l'éclosion de projets de développements locaux basés sur les forces propres de communautés et destinés à résorber les INNER-CITIES anglaises).

Où débute l'orée de l'outre-ville? … Où s'établit la porte sans ville? Probablement dans les nouvelles technologies américaines de destruction instantanée des immeubles de grande hauteur (à l'explosif), l'annonce aussi d'une politique de démolition systématique des logements sociaux jugés "non conformes au nouveau mode de vie" des Français, comme à Vénissieux, à La Courneuve ou à Gagny … Une étude économique récemment réalisée par "l'Association pour le Développement de la Communication" arrive aux conclusions suivantes: "La destruction de 300.000 logements en 5 ans coûterait 10 milliards de francs par an, mais elle permettrait la création de 100.000 emplois. Mieux, au terme de l'opération démolition/reconstruction, les recettes fiscales seraient supérieures de 6 à 10 milliards à la somme d'argent public investi."

Ici s'impose une dernière question: La démolition des grandes cités serait-elle en passe de succéder, en période de crise grave, à la traditionnelle politique des grands travaux publics? … Si c'était le cas, on ne distinguerait plus la différence de nature entre la récession (économique, industrielle) et la guerre.

Architecture ou post-architecture? Finalement le débat d'idées autour de la modernité semble participer d'un phénomène de déréalisation qui atteint, à la fois, les disciplines de l'expression, les modes de représentation et d'information. L'actuelle querelle des MÉDIAS qui s'envenime ici ou là, à propos de certains faits politiques et de leur communication sociale, atteint également l'expression architecturale qui ne peut être décemment retranchée de l'ensemble des systèmes de communication, dans la mesure même où elle ne cesse de subir les retombées directes ou indirectes des divers "moyens de communication" (automobile, audiovisuel, etc.). En effet, à côté des techniques de construction, il y a, ne l'oublions pas, la construction des techniques, l'ensemble des mutations spatiales et temporelles qui ne cesse de réorganiser, avec le champ de la quotidienneté, les représentations esthétiques du territoire contemporain. L'espace bâti ne l'est donc pas seulement par l'effet matériel et concret des structures construites, la permanence des éléments et des repères architectoniques ou urbanistiques, il l'est également par la soudaine prolifération, l'incessant foisonnement des effets spéciaux qui affectent, avec la conscience du temps et des distances, la perception de l'environnement.

Cette dérégulation technologique des divers milieux est aussi "topologique", dans l'exacte proportion où elle bâtit non plus un chaos sensible et bien visible, à l'instar des processus de dégradation ou de destruction (accident, vieillissement, guerre … ) mais à l'inverse et paradoxalement un ordre insensible, invisible, mais tout aussi pratique que celui de la maçonnerie ou de la voirie. Aujourd'hui, il est même plus que probable que l'essentiel de ce que l'on persiste à nommer URBANISME est composé/décomposé par ces systèmes de transfert, de transit et de transmission, ces réseaux de transport et de transmigration dont l'immatérielle configuration renouvelle celle de l'organisation cadastrale, l'édification des monuments. Actuellement, si "monuments" il y a, ceux-ci ne sont plus de l'ordre du visible, malgré les tours et les détours de la démesure architecturale, cette "disproportion" s'inscrit moins dans l'ordre des apparences sensibles, l'esthétique de l'apparition de volumes assemblés sous le soleil, que dans l'obscure luminescence des terminaux, des consoles et autres "tables de nuit" de l'électronique. On oublie trop vite qu'avant d'être un ensemble de techniques destiné à nous permettre de nous abriter des intempéries, l'architecture est un instrument de mesure, une somme de savoir capable, en nous mesurant à l'environnement naturel, d'organiser l'espace et le temps des sociétés. Or, cette faculté "géodésique" de définir une unité de temps et de lieu pour les activités, entre maintenant en conflit ouvert avec les capacités structurales des moyens de communication de masse.

Deux procédures s'affrontent ici: l'une bien matérielle constituée d'éléments physiques, de murs, de seuils et de niveaux tous précisément situés; l'autre immatérielle et dont les représentations, les images, les messages, ne possèdent aucune localisation, aucune stabilité, puisqu'ils sont les vecteurs d'une expression momentanée, instantanée, avec tout ce que cela suppose de manipulation du sens, d'interprétations erronées …

L'une, la première architectonique et urbanistique, qui organise et construit durablement l'espace géographique et politique, l'autre qui aménage et déménage inconsidérément l'espace-temps, le continuum des sociétés. Il ne s'agit évidemment pas ici d'un jugement manichéen opposant physique et métaphysique, il s'agit seulement de tenter d'envisager le statut de l'architecture contemporaine, en particulier de l'architecture urbaine, dans le déconcertant concert des technologies avancées. Si l'architectonique s'est développée avec l'essor de la Cité, la découverte et la colonisation des terres émergées, depuis que cette conquête est achevée, l'architecture n'a cessé de régresser, accompagnant le déclin des grandes agglomérations. Ne cessant d'investir dans l'équipement technique interne, l'architecture s'est progressivement introvertie, devenant une sorte de galerie des machines, le hall d'exposition des sciences et des techniques, techniques issues du machinisme industriel, de la révolution des transports et enfin de la trop fameuse "conquête de l'espace". Il est d'ailleurs parfaitement révélateur de constater que lorsqu'on parle aujourd'hui des technologies de l'espace, il n'est plus question d'architecture mais uniquement de l'engineering qui sert à nous expédier outre-atmosphère …

Tout cela, comme si l'architectonique n'était qu'une technique subsidiaire, dépassée par celles qui permettent le déplacement accéléré, les projections sidérales. Il y a là une interrogation sur la nature des performances architecturales, sur la fonction tellurique du domaine bâti et la rapport, la relation d'une certaine culture technique avec le sol. Déjà, le développement de la Cité comme conservatoire des technologies antiques avait contribué à multiplier l'architecture en la projetant dans toutes les directions de l'espace, avec la concentration démographique et l'extrême densification verticale du milieu urbain, à l'inverse de l'organisation agraire, remarquons-le; les technologies avancées n'ont cessé depuis de prolonger cette "avancée", cette expansion inconsidérée et tous azimuts de l'architectonique, en particulier avec l'essor des moyens de transport. Actuellement, les techniques de pointe issues de la conquête militaire de l'espace projettent la demeure et demain, qui sait, la Cité, dans l'orbite des planètes. Avec les satellites habités, les navettes et les stations orbitales, hauts-lieux des recherches technologiques et de l'industrie de l'apesanteur, l'architecture s'envoie en l'air, ce qui n'est pas sans retombées sur le sort des sociétés, sociétés post-industrielles dont les repères culturels tendent à disparaître les uns après les autres, avec le déclin des arts et la lente régression des technologies premières.

L'architecture urbaine serait-elle en passe de devenir une technologie tout aussi dépassée que l'agriculture extensive? (d'où les dégâts de la conurbation).

L'architectonique ne serait-elle qu'une forme dégradée de la maîtrise du sol aux conséquences analogues à celles de l'exploitation outrancière des matières premières? …

La déchéance de nombre de métropoles n'est-elle pas devenue la figure du déclin industriel et du chômage forcé? le symbole de l'échec du matérialisme scientifique … Ici, le recours à l'Histoire, tel que le proposent les adeptes de la "post-modernité", n'est qu'un simple faux fuyant qui permet d'éviter la question du Temps, le régime de temporalité "transhistorique" issu des écosystèmes techniques. Aujourd'hui, si crise il y a, celle-ci est d'abord la crise des références (éthiques, esthétiques … ), l'incapacité à prendre la mesure des événements dans un environnement où les apparences sont contre nous. Le déséquilibre croissant entre l'information directe et l'information indirecte, fruit du développement des divers moyens de communication, tendant à privilégier inconsidérément l'information médiatisée au détriment de celle des sens, l'effet de réel supplante, semble-t-il, la réalité immédiate. La crise des grands récits de la modernité dont parle Lyotard, trahit ici l'effet des technologies nouvelles, l'accent mis désormais sur les "moyens", plus que sur les "fins".

Aux grands récits de la causalité théorique ont ainsi succédé de petits récits d'opportunité pratique et, enfin, des micro-récits d'autonomie. La question qui se pose n'est donc plus tellement celle de la "crise de la modernité" comme déclin progressif des idéaux communs, proto-fondation du sens de l'Histoire, au bénéfice de récits plus ou moins restreints liés au développement autonome des individus, mais celle du récit lui-même, c'est-à-dire d'un discours ou mode de représentation officiel, lié jusqu'ici à la capacité universellement reconnue de dire, de décrire et d'inscrire le réel, hérité de la Renaissance. Ainsi, la crise de la notion de "récit" apparaît-elle comme l'autre face de la crise de la notion de "dimension" comme récit géométral, discours de mensuration d'un réel visiblement offert à tous.

La crise des grands récits au profit des micro-récits se révélant finalement comme la crise du récit du "grand" comme du "petit", avènement d'une désinformation où la démesure, l'incommensurabilité seraient à la "post-modernité" ce que la résolution philosophique des problèmes et la résolution de l'image (picturale, architecturale … ) furent à la naissance des "lumières".

La crise de la notion de dimension apparaît donc comme la crise de l'entier, autrement dit, d'un espace substantiel, homogène, hérité de la géométrie grecque archaïque, au profit d'un espace accidentel, hétérogène, où les parties des fractions redeviennent essentielles, atomisation, désintégration des figures, des repères visibles qui favorisent toutes les transmigrations, toutes les transfigurations, mais dont la topographie urbaine n'a cessé de faire les frais, à l'instar des paysages et du sol devant la mécanisation de l'entreprise agricole. Cette soudaine effraction des formes entières, cette destruction des propriétés de l'unique par l'industrialisation, est pourtant moins sensible dans l'espace de la ville, malgré la destructuration des banlieues, que dans le temps, la perception séquentielle des apparences urbaines. En fait, la transparence a depuis longtemps succédé aux apparences, la profondeur de champ des perspectives classiques a été renouvelée, dès le début du XXe siècle, par la profondeur de temps des techniques avancées. L'essor de l'industrie cinématographique et de l'aéronautique a suivi de peu la trouée des grands boulevards. Au défilé haussmanien, a succédé le défilement accéléré des frères Lumière, à l'esplanade des Invalides à succédé l'invalidation du plan urbain, l'écran est brusquement devenu la place, le carrefour des mass-media.

De l'esthétique de l'apparition d'une image stable, présente par sa statique même, à l'esthétique de la disparition d'une image instable présente par sa fuite (cinématique, cinématographique … ), nous avons assisté à une transmutation des représentations. A l'émergence de formes, de volumes destinés à persister dans la durée de leur support matériel, ont succédé des images dont la seule durée est celle de la persistance rétinienne … Finalement, bien plus que le Las Vegas de Venturi, Hollywood mériterait une thèse d'urbanisme puisqu'il fut, après les villes théâtres de l'Antiquité et de la Renaissance italienne, la première CINECITTÀ, la ville du cinéma-vivant où fusionnèrent jusqu'au délire, le décor et la réalité, les plans du cadastre et les plans-séquences. les vivants et les morts-vivants. Ici plus qu'ailleurs, les technologies avancées ont convergé pour façonner un espace-temps synthétique. Babylone de la déréalisation filmique, zone industrielle du faux-semblant, Hollywood s'est édifié quartier par quartier, avenue par avenue, sur le crépuscule des apparences, la réussite de procédés d'illusionnistes, l'essor de productions à grand spectacle comme celles de D.W. Griffith, en attendant l'urbanisation mégalomaniaque de Disneyland, de Disneyworld et d'EPCOOT-CENTER. Lorsque Francis Coppola réalise aujourd'hui "One from the heart" en incrustant ses acteurs par un procédé électronique dans les plans de tournage d'un Las Vegas grandeur nature reconstruit dans les studios de la Zoetrope Company à Hollywood, simplement parce que ce réalisateur ne voulait pas que son tournage s'adapte à la vraie ville mais que celle-ci s'adapte à son tournage, il dépasse de fort loin Venturi en démontrant moins l'ambiguïté architecturale contemporaine que le caractère Il spectral" de la ville et de ses habitants.

A "l'architecture de papier" des utopistes des années soixante est venue s'ajouter celle, vidéo-électronique des effets spéciaux d'un Harryhausen ou d'un Trumbull et ceci, au moment même où l'ordinateur à écran faisait son entrée dans les agences d'architecture … "La vidéo ce n'est pas je vois, mais je vole" expliquait Nam June Paik. Avec cette technologie en effet, le "Survol" n'est plus celui de l'altitude théorique, c'est-à-dire de l'échelle des plans, il est devenu celui d'une interface optoélectronique fonctionnant en temps réel, avec tout ce que cela suppose de redéfinition de l'image. Si l'aviation, apparue remarquons-le la même année que le cinématographe, a entraîné une révision du point de vue, une mutation radicale de la perception du monde, les techniques infographiques entraîneront à leur tour un réajustement du réel, et de ses représentations. C'est d'ailleurs ce que l'on peut vérifier avec le TACTICAL MAPPING SYSTEM, vidéo-disque réalisé par l'Agence pour les projets de recherches avancées de la Défense des Etats-Unis et qui permet de visionner en continuité la ville d'Aspen, en accélérant ou en ralentissant le défilement des 54.000 images, en changeant de direction ou de saison, comme on change de chaîne à la télévision, mutant la petite cité en une sorte de tunnel balistique où les fonctions de l'oeil et de l'arme se confondent …

En fait, si l'architectonique se mesurait hier à la géologie, à la tectonique des reliefs naturels, avec les pyramides, les tours et autres détours néo-gothiques, elle ne se mesure plus désormais qu'aux techniques de pointe dont les vertigineuses prouesses nous exilent toutes de l'horizon terrestre.

Néo-géologie, MONUMENT VALLEY d'une ère pseudo-lithique, la métropole n'est plus qu'un paysage fantomatique, le fossile de sociétés passées où les techniques étaient encore étroitement associées à la transformation visible des matériaux et dont les sciences nous auront progressivement détournés.